Yves Bonnefoy « C’est à la poésie de ne pas être oubliée »

28/11/2019

Au nom du père

 

Né à Tours, Yves Bonnefoy (1923-2016), poète majeur, critique d’art et traducteur réputé, entre autres, de Shakespeare, professeur honoraire au Collège de France, souhaitait donner, un an avant sa mort, sa bibliothèque de travail qui compte 8 000 ouvrages, à la Ville de Tours. Sa fille, Mathilde Bonnefoy, a concrétisé cette volonté.

 

Déménagée de Paris en octobre dernier, la bibliothèque du poète occupera l’actuelle salle du Trésor de la Bibliothèque municipale. Les collections précieuses, dont le référencement prendra trois ans, ne seront pas empruntables, mais consultables en salle Patrimoine.

 

Nous vous proposons de relire ci-dessous l'entretien qu'il nous avait accordé en avril 2005.

"C'est à la poésie de ne pas être oubliée".

 

  • Tours Infos : Quels souvenirs d’enfance gardez-vous de Tours ?

Enfance et adolescence, puisque je n’ai quitté Tours qu’à vingt ans. Mais il est bien difficile de trier parmi ses souvenirs. Et ceux qui comptent le plus sont aussi ceux que l’on ne peut rapporter de façon simple et directe : c’est l’âge, je vous le disais tout à l’heure, où l’on commence à disposer des grandes notions qui mettent en place le monde des adultes, mais ce sont des notions générales, qui substituent de l’abstraction à des choses vécues jusqu’alors comme des présences, et l’essentiel, et qu’il est bien difficile de dire, c’est là façon dont ces dernières se manifestent à nous, en faisant paraître à nos yeux leur différence d’avec les mots qui les exprimeront désormais. Ces souvenirs-là nourrissent les poèmes, et vous en trouveriez, par exemple dans mon livre « Rue Traversière », qui emprunte son titre à une rue de Tours, justement. Des souvenirs ? Le bruit de la pluie sur le toit du petit appentis qu’il y avait auprès de ma chambre, côté jardin, au 67 rue Galpin-Thiou, où je suis né, une maison qui a disparu sous les bombardements de 1944. Le bruit des trains qui passaient au loin, dans la nuit, je les entendais parce que ce quartier était tout proche des voies ferrées. L’odeur des feuilles de menthe, dans ce jardin ou tel autre, quand on les froissait sous ses doigts. Une pluie immense de fils de la Vierge toute une après-midi d’été du haut d’un ciel extraordinairement bleu : ces formes à peine matérielles descendant de je ne savais où dans l’espace. Et le jardin des Prébendes, au temps du ballon et du cerceau : ces modestes arceaux de bois le long des allées, Dieu sait pourquoi si fascinants, si inoubliables.

 

Et plus tard le jardin de l’Archevêché, avec ses odeurs humides, où je m’attardais en revenant du lycée, en sixième ou cinquième, parce que j’entendais au loin quelqu’un, de mon âge peut-être, faire des gammes, ou un peu mieux que des gammes, quelque morceau simple, interrompu puis repris, sur le piano d’un appartement inconnu. Des souvenirs de solitude, vous le voyez. Le rapport social ne s’établissait que dans l’enceinte du lycée, où je suis resté jusqu’à mon départ à Paris, à la fin d’une année de Taupe (Mathématiques Spéciales, ndlr), et dans cette enceinte-là mon plus vif souvenir, ce sont les combats qui nous jetaient les uns contre les autres, toutes les saisons que dura la guerre d’Abyssinie. Il y avait dans nos classes les Éthiopiens – j’étais éthiopien - et les Italiens. À peine le tambour avait-il roulé nous nous bousculions dehors pour nous tabasser, parfois durement, jusqu’au moment où il fallait se mettre en rang devant la salle du nouveau cours. Mais ces antagonismes s’atténuaient quand paraissait « jambe de bois », le concierge, infirme de guerre, qui venait vendre pains au chocolat ou brioches dans un recoin de la grande cour.
Et après mes souvenirs se déplacent, car mon père meurt, nous quittons la ville, nous habitons un village parmi les vignes, et le centre de ma vie désormais c’est le train qui me porte à Tours chaque matin pour les classes et qui me reprend le soir, souvent dans la nuit et la neige car il neigea beaucoup pendant les années de la guerre. Souvent j’arrive en avance, le soir, et j’ai la chance de ces deux librairies à ciel ouvert qu’il y avait alors au départ des voies, avec pêle-mêle sur leur étal les premiers livres que j’ai achetés de ma vie : mais ils venaient droit de Paris et c’étaient Paul Valéry, André Breton, Paul Éluard, même Bachelard, « La Psychanalyse du feu ». Ce dernier livre, c’était en 1939 ou au printemps 1940, j’avais alors 16 ans, je crains de l’avoir assez mal lu à l’époque, et il faudrait bien que je le reprenne, ce qui ne serait pas difficile, puisque je l’ai toujours, estampillé de ma signature de ces années. Nos souvenirs, ce ne sont pas seulement des images mentales, ce sont des objets qui s’attardent dans nos maisons, attendant, parfois bien en vain, comme des oiseaux pour dormir se cachent la tête dans leurs ailes. Et c’est vrai qu’on veut parfois en réveiller un, mais c’est vrai aussi que l’on craint qu’alors ils ne s’envolent tous, d’un seul coup.

 

  • La poésie a à voir avec l’enfance, en cela qu’elle échappe à un monde adulte, normé parfois jusqu’à l’aliénation des individus. Mais peut-elle être encore aujourd’hui un instrument politique universel ?

Bonne question, parce qu’elle prend appui sur deux vérités, l’une et l’autre fondamentales. D’abord, oui, la poésie a à voir avec l’enfance, elle n’est en effet que la permanence dans l’esprit d’intuitions qui se sont imposées à lui au moment où la pensée conceptuelle se met en place dans la parole, vers 6 ans, 7 ans, je ne sais au juste. Celle-ci substitue à la pleine expérience des choses une représentation abstraite de certains de leurs aspects, cela se coordonne dans ce qui n’est plus qu’une image du monde, et le sentiment poétique s’établit alors en nous, comme la tension qui va exister dans la parole entre ce discours du concept, auquel nous ne pourrons plus échapper, et la plénitude aperçue à l’origine, et jamais d’ailleurs tout à fait vécue. La poésie est l’expérience de ces années de l’enfance, ce qui ne signifie nullement, bien sûr, qu’elle sera « enfantine », ou nostalgique des façons d’être d’alors.

Et d’autre part, elle a à voir, tout aussi fondamentalement, avec le projet politique, en son universalité si éminemment souhaitable. Qu’est-ce que le politique en effet, sinon la préparation et la mise en place éventuelle d’une société dans laquelle les rapports entre les personnes seraient aussi satisfaisants et véridiques que possible, c’est-à-dire fondés sur la liberté de chacune comme seule voie vers une authentique discussion des conditions et des principes du « vivre ensemble ». Or la pensée simplement conceptuelle ne peut accéder à l’expérience pleine d’autrui, elle le remplace celui-ci par une représentation cette fois encore schématique, à partir de laquelle on ne peut que lui dicter sa conduite. Pour s’établir dans le vrai échange qui deviendra bénéfique pacte social, il faut donc ce souvenir du « plus que le conceptuel » que la poésie a pour vocation de maintenir. Et elle, la poésie, a donc à se vouloir l’instrument par l’emploi duquel la démocratie peut s’établir, ce qui lui demande d’ailleurs de bien protéger son exercice des engagements doctrinaires, lesquels ne feraient que l’étouffer à nouveau dans la pensée qui généralise, qui voue chacun de nous à la solitude.

 

  • « Les poètes savent mieux que nous », disait Freud. Êtes-vous d’accord avec lui ?

Oui, à ce plan, en tout cas. Mais attention ! Qui peut estimer qu’il a le droit de se dire poète ? Au mieux on n’est qu’en mouvement vers l’intuition de pleine présence, et il est toujours nécessaire de mettre en question les évidences que l’on croit vivre avec tous les moyens de la pensée critique, elle éminemment conceptuelle. La « prose » de la pensée, aussi nécessaire que la transgression qu’en font ou croient faire les poèmes.

 

  • Vous avez écrit que « la peinture nous aide à comprendre ce que nous offre la terre. » Pouvez-vous nous éclairer sur cette pensée qui lie la peinture, le langage et la réalité de notre environnement ?

JC’est tout simplement que les peintres, au moins certains d’entre eux, ceux qui ne s’enferment pas dans des montages de signes, mais gardent un regard sur le monde au dehors et sur leur vie, peuvent tout de même voir dans les choses un peu plus que ce qu’en disent les mots. Certes beaucoup de nos choses n’existent ou ne nous sont perceptibles que par les mots qui les nomment et le langage qui en construit les rapports. Mais il y a en elles un surcroît de réalité sensible que l’écrivain n’en finit plus de décrire et que le peintre peut, lui, directement évoquer : ce qui nous permet de reprendre pied dans nos besoins simples, ceux de la vie la plus immédiate, ceux que satisfont, c’est un fait, les offres du lieu terrestre. La peinture peut nous montrer la richesse de l’expérience sensible, que la technologie commerciale appauvrit de plus en plus.

 

  • Notre civilisation s’affranchit de l’espace et du temps, en effet. Des machines aux mémoires vives et malicieusement invisibles, s’immiscent, dans nos quotidiens aux dépens d’une mémoire humaine soit personnelle soit collective. Pensez-vous que le règne de nouveaux langages techniques peuvent finir par tarir la source dont émerge naturellement de nouveaux poètes ?

Comment ne pourrait-on pas le craindre ? Mais il ne faut pas désespérer. Au XVème siècle déjà la mémoire de l’être naturel, dont dépend l’éventuelle harmonie de notre apport à nous-mêmes, étouffait, à en périr, sous le poids des abstractions de la pensée conceptuelle de l’époque, celle des théologiens. Et Piero della Francesca, Bellini, Titien sont venus, - oui, déjà des peintres.

 

  • L’angoisse et l’espoir sont deux forces contraires qui se servent de l’instinct de l’homme pour mettre en scène son avenir. La poésie, elle, navigue entre ces deux eaux, en y ajoutant une « divine » intemporalité. La poésie se pose-t-elle là dans l’expression d’une religion alternative ?

Oui, je crois que du fait de son emploi non conceptuel du langage la poésie peut faire entendre de façon toute concrète, toute immédiate, que la transcendance est dans la moindre chose, un infini intérieur qui reste à jamais au-delà de son appréhension par aucun discours. Transcendance de la rose sur le nom de la rose, transcendance du tout de ce qui est, comme tel, sur ses représentations, transcendance de notre vie sur les analyses que nous cherchons à en faire. Peut-on appeler du « divin » cet inépuisable de toute situation, de toute personne, de tout geste ? Je veux bien, c’est indiquer à bon droit qu’il y a de la réalité dans ce monde, ce que la société de consommation cherche à nous faire oublier. Mais faut-il parler de religion ? Surtout pas ! Cela réintroduirait des images pieuses, des églises, de la guerre à nouveau. Je ne conçois l’expérience de la réalité que comme une rencontre inachevable dont le centre est partout, la circonférence nulle part. La poésie est un peu bouddhiste, comme le savaient fort bien Mallarmé ou Henri Cartier-Bresson.

 

  • Avez-vous intimement peur que l’on finisse par vous oublier ?

Quelle question ! Bien sûr que l’on m’oubliera ! Quelle œuvre n’a pas été oubliée ? Et quand on se souvient de certains poèmes, que reste-t-il en eux des personnes qui en ont été les auteurs, au bout d’un certain temps en tout cas ? Nous savons encore Keats ou Baudelaire mais déjà plus Shakespeare ni Dante. Et si nous lisons encore Shakespeare ou Dante, combien d’entre nous lisent Virgile, et comment, sinon à coup de malentendus, nous approchons-nous encore des poèmes homériques ou de ces inconnus, Eschyle, Sophocle ? C’est à la poésie de ne pas être oubliée. Il en va de la survie de la société.