Mr Zurg
(Laurent Bertrand)
Slameur et fondateur de la Ligue Slam de France.
(de gauche à droite) Marc Smith, fondateur du mouvement slam aux USA, Mr Zurg & Yopo, Grand Corps Malade - Trophées Slam à l'école - Paris (2019)
- Le nom de Zurg est-il une référence Toy Story, à Buzz l’Eclair en particulier dont l’ennemi juré est l’Empereur Zurg ?
(Rires) Absolument pas. C’est une coïncidence. À Paris, au début du mouvement slam en France, à la fin des années 90 et au début 2000 nous prenions tous un surnom : un « blase ». En avoir un qui soit un peu dingue était un plus. Grand Corps Malade, par exemple ! Qui d’entre nous pouvait imaginer qu’il deviendrait un nom d’artiste ? Si je vous donnais d’autres pseudonymes de cette époque, vous ririez. C’était par jeu. Il fallait être créatif tout en affichant la volonté de ne pas se prendre au sérieux. On ne pensait pas que nos « blases » survivraient à l’année de leur invention, mais l’ampleur qu’a pris le slam en a décidé autrement. Aujourd’hui, nos surnoms sont devenus nos noms d’artistes, parfois pro, c’est assez dingue. Les garder nous rappelle pourquoi et dans quelle attitude nous étions au début.
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- Mais alors, Mr Zurg, pourquoi ce « blase » ?
Pour en revenir à votre question, je ne connaissais pas Toy Story sinon j’aurais fait attention, pour des histoires de droit. Je voulais un nom venu d’ailleurs, sans origine, un truc neutre et inclassable. Ce mot « Zurg » qui ne voulait rien dire, étrange, c’était parfait pour moi. Le groupe Magma a pu influencer ce choix, du moins si on creuse un peu. Magma avait inventé cette langue, le « zeuhl » et qui, expliquait-il, désignait « une sorte de mémoire cosmique en relation avec l’Univers, qui aurait mémorisé tous les sons existants dans les profondeurs de notre esprit. » Me définir ainsi en tant que poète m’allait bien.
- Donc vous n’êtes pas l’ennemi de Buzz l’Eclair, nous voilà rassurés…
Non, je suis plutôt un ennemi des « buzz » ! Et des « clashs » qui se répandent des réseaux sociaux virtuels aux réseaux sociaux réels. Trop de rivalité dans la viralité à mon goût. Faire du « buzz », en l’occurrence, c’est réduire le propos et la pensée à son minimum pour obtenir un succès immédiat. Il y a plus de brutalité dans les échanges depuis que la société est « hyperconnectée ». A l’inverse, même un poème court comme un haïku doit générer de la réflexion ; le «buzz», pour moi, c’est de la com’. La poésie est le contraire de cela, c’est l’art de la nuance, l’époque actuelle en manque mais rien n’est jamais figé.
- Qu’est-ce qui a déclenché chez vous ce besoin d’expression poétique ?
Aucune idée. Je ne cherche pas forcément à le savoir. Je ne me questionne plus, à vrai dire, sur comment faire vivre et « sortir » la poésie chez les autres, cela m’intéresse plus que mon nombril de poète et c’est un axe du slam que je revendique : faire avec les autres plus que faire pour et avec soi-même. Je sais que c’est utile à beaucoup de monde comme probablement ça l’a été pour moi. La poésie est l’expression de l’intime et elle peut être partagée ou pas. Les soirées slam ont ce mérite d’offrir un cadre ludique pour partager ce que l’on a écrit, sans obligation, ni jugement.
- Comment définiriez-vous l’esprit du slam ?
Vous savez que « Poïésis » en grec ancien veux dire « création, créer » ; faire de la poésie, c’est créer avec les mots. Et les partager, c'est « faire société » ! L’esprit du slam, c’est cela. Cette pratique de poésie, collective et éphémère, cette liberté collective et artistique. Cette énergie aussi ! Chacun a la sienne, qui relève de l’intime et qu’il ne faut jamais tout à fait dévoiler, et moins encore expliquer, sinon la magie disparaîtrait. Les peuples premiers créaient pour un paquet de raisons. Il existe des poèmes ayant servi aux Aborigènes d’Australie à trouver de l’eau dans le désert… La poésie est un art premier, nous sommes les héritiers de la grande tradition orale, c’est dans notre ADN depuis la nuit des temps. La conscience de tout cela m’anime depuis le début.
- Peut-on écrire de la poésie sans avoir sensiblement souffert dans sa vie ?
Réduire la poésie à cette seule émotion, c’est comme réduire une œuvre picturale à une seule couleur. La souffrance n’est pas un faire-valoir ou un titre de gloire. J’écris assez peu sur mes souffrances d’ailleurs, c’est très rare dans mes textes. Les épreuves que j’ai pu vivre, comme mon accident de voiture [Mr Zurg manqua de perdre la vie en 1994, ndlr], sont des puits d’inspirations qui me nourrissent toujours mais trop y puiser peut vous refaire tomber dedans, je n’y puise que le positif et le constructif. J’ai besoin de « l’ailleurs ». Les voyages sont des dérèglements sensoriels tellement plus nourrissants. Je ne m’apitoie pas sur ce qui est mort ou brisé en moi, je cultive sur des terres fertiles, et de temps à autres, je traîne dans mes « Badlands » personnelles, mais ce n’est pas là que je construis ma cabane ou que je plante mon potager. On écrit pour mille raisons ; chaque poème a sa raison d’être. De cela il ne faut pas chercher à être le maître : la poésie ça s'écrit, ça se ressent, et surtout ça se vit.
- Le slam, la poésie en générale, c’est comme le disait Henri Meschonnic « cette forme de vie qui fait langage de tout ». C’est de « l’oralittérature » pour le slameur Diamanka. N’est-ce pas qu’un « claquement de langue » bien senti et bien vivant finalement ?
C’est ça oui, la poésie est langage et depuis qu’elle se partage sur la scène elle redevient une langue vivante. Le slam de poésie n’étant pas un style de poésie mais un dispositif créé pour redonner sa place à la poésie. C’est un art populaire, une pratique sociale, éducative. Le cadre du slam permet à chacun de trouver sa propre poésie, sa propre voix. La finalité d’un poème pour le slam étant de l’oraliser devant un public, elle redonne un rôle sociétal à la poésie populaire. L’esprit du slam c’est que nous avons tous de la poésie en nous, et le slam la révèle, partager sa poésie, sa voix, sa parole redevient une pratique poétique grâce au slam.
- Par le slam, vous rapprochez la poésie de la « performance », la notion d’« interactivité » apparaît et vous évoquez une forme de « désacralisation ». Slam et art contemporain, même combat ?
Non, c’est même je pense le contraire de l’art contemporain comme il est perçu aujourd’hui : le slam, c’est de l’antiélitisme par excellence, c’est un jeu de société et un nouveau terrain poétique ouvert à tous. Son fondateur Marc Smith, qui a 70 ans et vit à Chicago, m’a souvent parlé de l’époque où des poètes et des courants revendiquaient l’idée de faire des performances de poésie hors des cercles fermés où la poésie se trouvait enfermée. Le slam la sort de ces « clubs » et c’est en cela qu’il la désacralise, pour permettre au plus grand nombre d’y accéder. Il faut entendre le mot « désacraliser », comme une réponse à ces pratiques qui ne rencontrent qu’un public d’initiés s’autoproclamant génies entre eux. Marc Smith a voulu bousculer cela, il a pensé la scène slam de telle manière à révolutionner l’approche élitiste qu'il y avait de la poésie à l’époque (1984-1986) et vu le résultat, nous pouvons dire qu’il a réussi.
- Joute oratoire, poésie récitée… On a l’impression que l’invention est américaine, comme si les troubadours n’avaient jamais existé, mais n’a-t-on jamais cessé de « slamer » finalement ?
Exactement. Marc n’a ni inventé les joutes poétiques, ni la poésie orale, penser cela serait une bêtise ou une réelle méconnaissance de ce qu’est le slam de poésie, il l’a juste (mais excusez du peu) réactivée et réactualisée en trouvant « LE » format adapté à son époque pour que la poésie orale populaire se partage à nouveau partout, par tous et pour tous. Nous clamons au Château de Blois en pensant à Charles d’Orléans et Villon, à la demeure de Ronsard en lien avec ses académies et son travail de mise en musique des poèmes, tout cela avec des collégiens, donc oui le slam est relié à la grande histoire, c’est une époque, une étape de cette histoire qui ne renie pas mais relie. Nous ne remettons pas en cause les pratiques et les poètes du passé. Au contraire, le slam nous y ramène et c’est très bien, nous ne projetons pas de plans de carrière sur le futur, nous assumons l’idée de faire partie de la grande histoire de la poésie, nous n’en sommes qu’un humble maillon. Nous revendiquons par les actes et notre pratique d’être les poètes du présent et ne pas attendre que des archéologues nous découvrent pour nous faire connaître, nous éduquons notre esprit et celui des jeunes à cette grande histoire de l’oralité poétique.
- L’amusant c’est qu’on redécouvre Rimbaud via Patti Smith. Patti Smith a 73 ans… Quelle icône américaine, aujourd’hui, donnera-t-elle envie aux jeunes français américanisés/mondialisés de se pencher sur leurs bons vieux « classiques » comme d’une base pour slamer ?
Patti Smith fait toujours rêver, elle est intemporelle ; honnêtement je ne suis plus certain que la poésie soit le souci de l’industrie musicale d’aujourd’hui, aux US comme en France. Je pense que nous en sommes une des conséquences d’ailleurs : si on ne trouve plus la poésie là où elle doit être, on va la chercher ailleurs et si on ne la trouve pas du tout, on va la créer nous-mêmes, c’est ça l’air du temps en poésie. Aujourd’hui, grâce au slam, il y a des scènes mensuelles dans toute la France. Il y a forcément des modèles dans l’industrie musicale mais la poésie y est plus rare que dans un paquet de scène slam en France. Aux USA, le slam a été médiatisé, en Allemagne aussi et les jeunes ont pu trouver des modèles chez les slameurs. Je pense qu’un slameur qui participe à des ateliers scolaires comme Yope et moi (150 cette année) est indéniablement le plus gros diffuseur de poésie classique comme moderne. Nous transmettons à des milliers de jeunes par an. Nous n’avons pas raté notre devoir de transmission dans ce sens et n’attendons plus des stars ou de l’industrie musicale qu’elle nous en propose.
- Le but de vos ateliers pédagogiques est-il d’entrer autrement « dans le dur de la littérature » ou simplement d’aider les enfants à s’exprimer publiquement, à vaincre leur timidité ?
Alors les deux, mais si on leur parle du « dur de la littérature », ils vont vite s’enfuir. Un atelier slam, et c’est sa force et sa nouveauté, c’est le stylo et le micro au même niveau, c’est écrire pour dire. La méthode est ludique, on doit révéler le poème qu’ils ont porté en eux et les aider à lui donner la forme adaptée. On va utiliser le jeu, car écrire un poème, c’est accepter de jouer avec les mots. Je faisais récemment une conférence avec Yopo à la Sorbonne sur nos méthodes et nous avons beaucoup aimé la réaction d’un vieux monsieur, visiblement quelqu’un d’important et qui exultait en nous disant « c'est génial, vous avez tout compris des surréalistes et dadaïstes, vous avez créé la méthode pédagogique d’enseignement de la poésie absolue, le jeu donne l’envie et l’envie ouvre la porte de la littérature à tous. » je crois qu’on était plutôt en accord. La grande différence générationnelle n’a pas été un obstacle pour comprendre nos enjeux. C’était beau d’avoir ces mots à la fin venant d’un enseignant en théâtre de référence.
- Le slam, c’est la culture de l’oralité. Éditer du slam a-t-il du sens ?
Tous les modes de transmission de la poésie ont du sens donc oui, mais ce n’est pas notre objectif premier en tant que slameurs. On y vient tous de plus en plus malgré tout, mais une vidéo sur Youtube ou un livre ne délivrera qu’une partie du message et de l’énergie. Je suis un des rares slameurs à refuser les vidéos de moi sur YouTube. Je viens des scènes ouvertes, je considère que le slam n’a pas à sortir de ce contexte, mais c’est ma vision et elle est personnelle. Je ne juge pas ceux qui se filment et qui éditent leur vidéo, chacun son approche. Après, force est de constater que la reconnaissance institutionnelle passe par le livre et la reconnaissance de la génération 2010-2020 passe par les vidéos YouTube. Je me balade entre les deux mais mon objectif perso avant l’arrivée du slam a toujours été de créer des recueils de poésie. Nous sommes des poètes qui pratiquons la scène slam, et comme tout poète nous pouvons choisir d’éditer, c’est normal, c’est un autre exercice mais qui n’a rien d’antinomique. J’insisterai néanmoins sur un point : se priver de la performance, c’est se priver de 50 % du travail. En aparté, aux USA, les slameurs sont les premiers poètes dans l’édition de recueils et ils ont un grand succès, alors pourquoi pas en France ?
- À quand la publication d’un recueil de Mr Zurg ?
J’ai beaucoup à écrire encore mais chaque chose en son temps. Mon travail actuellement n’est pas de produire une œuvre personnelle comme disent les milieux littéraires, mais un jour je partirai loin, je m’enfermerai peut-être dans une cabane au fond des bois et j’écrirai alors plus pour moi. Ce n’est pas encore le moment...
- Tours, c’est une terre de belles lettres et de grands auteurs. En connaissez-vous par ici appartenant à ce siècle ?
Des grands auteurs il n’en manque pas dans notre région, mais pour rester fidèle aux poètes, je pense à Léopold Sédar Senghor qui a commencé à enseigner les lettres à Tours, à Yves Bonnefoy qui a vécu à Tours. Il en existe forcément de nombreux que je ne connais pas mais ce qui est certain c’est que je connais tous ceux qui viennent dire leurs poèmes sur ma scène mensuelle depuis 14 ans à Tours. Ce sont les poètes de l’époque actuelle. Je sais qu’au milieu d’eux il y aura les Verlaine et Rimbaud de demain même si ce n’est pas l’objectif des uns ou des autres, c’est une évidence. Quand on anime une scène mensuelle comme Yopo et moi, avec en moyenne 20 à 30 poètes par mois depuis 14 ans, on sait qu’on va y croiser des grands poètes.
- Le poète Yves Bonnefoy me dit : « c’est à la poésie de ne pas être oubliée. Il en va de la survie de la société. » Est-ce votre sentiment ? La poésie peut-elle mourir ? Quel pourrait être son ennemi mortel ?
Le slam, c’est faire revivre la parole poétique populaire au cœur de la société, tout ce qui réduirait cette liberté d’expression mettrait le slam en danger. L’ennemi principal du slam, c’est la dictature. Les régimes qui briment l’expression briment en premier les poètes. Le slam, c’est écouter, respecter et accepter la parole poétique de celui qui est sur scène. Ceux qui n’en sont pas capables ne sont pas capables d’appréhender l’autre, donc pas capables de comprendre le slam. La poésie quant à elle, dans sa globalité, ne pourra jamais mourir : elle existait avant l’écriture et l’imprimerie. Elle s’adapte à son temps. Il y aura toujours de la poésie, tant qu’il y aura des humains et de l’humanité pour la voir et la révéler. J’aime ce proverbe amérindien qui dit « choisis bien tes mots car c’est eux qui construisent le monde qui t’entoure », je crois en cela et je l’assume et le vis au quotidien. Partager sa propre poésie sur les scènes slam qui sont ouvertes à tous est un besoin pour beaucoup de monde, si le mouvement existe et s’est développé dans le monde, c’est parce qu’il répond à des besoins fondamentaux d’échanges de sentiments et d’émotions.