Rencontre avec Anne-Laure Rouxel

06/03/2023

Anne-Laure ROUXEL danseuse et choregraphe de la compagnie Cincle Plongeur dans la serre du Jardin Botanique de Tours.

Miroir d’imaginaires


Fondatrice du festival Les Pieds qui Rient, initiatrice d’ateliers de danse prénatale, la chorégraphe Anne-Laure Rouxel allie art et science dans son tout dernier spectacle, Y’a un os, qui parle d’accouchement. Née un 8 mars, elle sème avec sa compagnie Cincle Plongeur cette « part d’amour » qui allume des étoiles dans les yeux.


Par Benoît Piraudeau

Dans la Bretagne boisée, sous le toit d’une ferme de Josselin, couvaient des rêves aussi nombreux que des poussins. Peut-être étaient-ils mille ; il en fut au moins un qu’une enfant, au milieu de sept autres, nourrissait secrètement. C’était « un rêve de danse », rangé dans un tiroir, sagement, comme l’Oust dans son lit.

 

La rivière, miroir du Château des Rohan, y étire des reflets d’espérance plus grands que lui et l’enfant, devenue femme, les emporterait « à la ville ». Finalement, à Vannes, « ce rêve de danse, poursuit Anne-Laure, ma maman me l’a offert avec beaucoup de foi et d’énergie. Elle avait l’image [sucrée] de la petite fille modèle avec son tutu bien rose et ses petits chaussons » et insistera pour qu’elle tienne bon la barre. Dès ses trois ans, Anne-Laure s’attache ainsi à cette « matière poétique », étrange glaise dans laquelle s’enfoncer élève et arrache aux « misères intérieures ».

Une nourriture réjouissante

 

« Nourriture réjouissante », la danse lui fut servie en premier par Michèle Baratay. La professeure, aux grands spectacles chatoyants et costumes cousus main, « envoyait sur de grands plateaux les tout-petits exécuter des chorégraphies qu’à sa façon elle inventait », confie Anne-Laure. Ainsi jetée dans le grand bain apprend-elle à danser comme le cincle plongeur, petit oiseau des rivages, transformant ses ailes en nageoires : naturellement et, « riche, explique-t-elle, de la diversité de ses mouvements en tous milieux ».

 

À 14 ans, Anne-Laure déménage à Tours, poursuit son apprentissage, et après le lycée à Sainte-Ursule, file à Paris : « Je fais des petits boulots pour payer mes ateliers », mais, très vite, « je suis embêtée », reconnaît-elle : l’inclination de la danse contemporaine pour la noirceur la refroidit. Le volcanique Philippe Decouflé réchauffe aussitôt ses ardeurs, l’embarquant dans l’aventure des J.O. d’Albertville Le chorégraphe du bicentenaire de la Révolution permet à la jeune femme d’accomplir la sienne. Ne souffrant plus de n’être faite « que pour le classique » ou de devoir « martyriser son corps », Anne-Laure renaît confiante, chevillée au pouvoir d’émerveiller dans « l’humour, la légèreté et la prouesse ».

« Humour, légèreté et prouesse »

 

En 1997, Anne-Laure qui a fondé, trois ans plus tôt, la compagnie Cincle Plongeur, fait la connaissance d’un autre drôle d’oiseau : Jean-Claude Grenier. Le comédien, atteint de la maladie des os de verre, est issu comme elle d’un milieu paysan, et dans ses gênes sourd la fierté des « gens de la terre ». La danseuse lui lance ce défi : réaliser un duo. Il le relève crânement. La pièce s’intitule Polypode, coproduite par le Théâtre de Sartrouville. Le grand metteur en scène Joël Jouanneau est élogieux : « C’est de l’art pur ! » Par la suite « s’ouvrent toutes les portes des hauts lieux du théâtre jeune public » et Anne-Laure et Jean- Claude y montrent « comment il est possible d’habiter le mouvement, de l’éprouver en soi ».

 

Mais la mort rôde en coulisses. « “Le petit homme qui danse”, comme l’appelaient les enfants » décède en pleine tournée. « Une voix extraordinaire » s’est éteinte, mais survit la poésie, tels ces vers de Guillevic, auteur de Carnac : « La fille qui viendrait/Serait la mer aussi,/La mer parmi la terre./Le jour serait bonté,/ L’espace et nous complices. » Cette fille-ci ne viendrait pas du Morbihan, mais de l’île d’O’Ahu : Sandra Kilohana Silve, maître de danse hawaïenne. Éblouie, Anne-Laure apprend le hula mais aussi « à regarder le vent dans les arbres »... À Hawaï, « les alizés circulent autour du corps et donnent la sensation de nager en marchant. L’air semble vivant », déclare Sandra ; le cincle plongeur, lui, sait marcher sous l’eau. Hopo’e, duo salin autour de « la déesse de la danse », joué 140 fois à travers l’Europe, illustre leur complétude et la force des éléments qui nous ramène à notre condition de tout-petit. Et c’est à ce « tout-petit » qu’Anne-Laure, maman en 2008, répond toujours comme à l’appel d’une forêt primaire.

Lumières de la connaissance


Au zoo d’Honolulu en 2012, étudiant sur place les bienfaits de la danse prénatale (cf. son livre Bougez votre bassin !, éd. Leduc), elle échange avec un chercheur, collègue de Giacomo Rizzolatti, le découvreur des neurones miroirs. Ces derniers deviennent, pour Anne-Laure, « une histoire à creuser ». Le neuroscientifique Michel Desmurget « met des mots scientifiques sur [ses] intuitions » et leur addition ajoute, entre science et performance, une île à l’archipel artistique de la chorégraphe : c’est la pièce Un tiroir de neurones miroirs, grâce auxquels « les lumières de la connaissance s’allument dans les yeux de l’enfant », à condition de les attiser, « en les nourrissant bien ».

 

En 2016, dans une tribune cosignée dans Le Monde, Anne-Laure entre en éruption contre l’« incroyable fatras de prothèses numériques » sous le poids duquel le petit d’homme vacille, les écrans tuant dans l’œuf « son attention poétique ». Cette « monoculture des écrans » pousse Anne-Laure, plus encore, à déranger du tiroir sa nourricière « part d’amour et de rêve » avec autant de foi et d’énergie qu’hier sa maman. Les maternelles du Sanitas en témoignent ce mois-ci, dansant avec elle sur les pages chorégraphiées par ses soins du livre Mille secrets de poussins de Claude Ponti. Cet « échange d’âme à âme », dirait ce dernier, offre peut-être là son plus bel effet miroir, sa plus belle olympiade : Au commencement de tout, ce sont « des pieds qui rient ».

 

ciecincleplongeur.fr